CHAPITRE IV
Rien n’avait changé. En pénétrant dans le palais à grandes enjambées, Montarg eut l’impression d’avoir été berné. Le Propriétaire avait régné si longtemps qu’il semblait incroyable que les choses puissent continuer comme avant. Pourtant la cité bourdonnait d’activité dans le soleil matinal, et les sous-locataires et les déshérités étaient indifférents aux événements de la nuit passée. Voilà pour la grandeur. Un souverain mourait, et nul ne paraissait s’en soucier.
Mais lui s’en souciait, et Veruchia aussi sans doute, mais bien sûr, ils avaient leurs raisons.
Il gravit la dernière marche et traversa un couloir pour emprunter enfin un ascenseur qui le conduisit à un étage élevé. C’était ici que Chorzel avait vécu ; il aimait se tenir à cette fenêtre et contempler l’activité de la rue. Il avait fait refaire entièrement la décoration, avec une splendeur barbare, des teintes vives et des sculptures suggestives ; des boucliers, des épées et des casques ornaient les murs : prolongement puéril de son amour pour l’arène.
Une ombre écarlate se dressa devant lui.
— Monseigneur ?
Un des acolytes du cyber, toujours sur ses gardes, un jeune homme entièrement dévoué à son maître et à l’organisation à laquelle il appartenait.
— Je suis Montarg. Surat m’attend.
— Un moment, Monseigneur. (L’ombre s’éloigna d’un pas glissant et revint aussi silencieusement.) Vous pouvez entrer, Monseigneur.
Le cyber occupait une suite d’une simplicité Spartiate, ne renfermant que le strict nécessaire, sans aucune concession au luxe. Il se leva à l’entrée de Montarg et resta debout à son bureau, flamme vivante dans sa robe écarlate, le sceau du Cyclan flamboyant sur sa poitrine. Il faisait chaud dans la pièce, malgré le climatiseur, et Surat avait rejeté le capuchon de sa robe. Dans la lumière qui se déversait à flots par les fenêtres, son crâne rasé avait l’aspect d’une tête de mort.
— Monseigneur.
Il s’inclina et attendit.
Mes félicitations, Cyber, vos prédictions étaient exactes à cent pour cent. Le Propriétaire est mort.
— C’était une prédiction facile à faire, Monseigneur.
— C’est juste, tous les hommes sont mortels, mais vous aviez établi l’heure précise de sa mort.
— Simple question d’extrapolation, Monseigneur. (La voix du cyber était uniformément modulée, dénuée de tout facteur d’irritation.) Je connaissais sa condition physique et je recevais des informations de l’appareillage qui le maintenait en vie. N’importe lequel de mes acolytes aurait pu prédire sa mort avec autant de précision. J’espère que mes prévisions vous ont été utiles ?
— Elles m’ont permis de gagner du temps, Cyber. Je dois vous en remercier.
— Et maintenant, Monseigneur ?
— Hamane a des soupçons. Il insiste pour qu’on enquête sur les circonstances de la mort du Propriétaire. Que trouvera-t-on ?
— Selon ma prévision, le facteur de probabilité pour qu’il relève des traces prouvant un assassinat est de soixante-huit virgule sept. Mais il hésitera, devant son incapacité à expliquer la rechute inattendue, et dans son désir d’éviter les blâmes. Les preuves seront insuffisantes pour convaincre les autres.
Montarg hocha la tête, soulagé.
— Il y a peu de doutes que je sois l’héritier. La question maintenant est celle-ci : êtes-vous prêt à me servir comme vous avez servi Chorzel ?
— Je sers le Cyclan, Monseigneur. Si vous souhaitez vous assurer ses services, rien ne s’y oppose. Votre politique sera-t-elle la même ?
— Je l’ignore. Je dois y réfléchir. Chorzel avait quelques bonnes idées mais je ne suis pas sûr qu’il les ait appliquées avec la plus grande efficacité. (Son ton se fit un peu acerbe.) Je vous en tiens pour responsable, Cyber. Il s’appuyait trop sur vous. Il faut prendre soi-même ses décisions.
— Je donne des conseils, Monseigneur, rien de plus. Je ne juge pas, pas plus que je condamne ou que je prends parti. Mes devoirs consistent à vous présenter le résultat logique de toute action que vous vous proposez d’entreprendre, à vous aider à parvenir à une décision en vous démontrant l’aboutissement inéluctable de toute série d’événements.
À partir d’une poignée de faits, en déduire par extrapolation une centaine d’autres. À partir de ce qui était, prévoir ce qui sera, fatalement. Un ordinateur vivant, avec une machine en guise de cerveau.
— Le pouvoir, dit lentement Montarg. Chorzel voulait le pouvoir. Mais il possédait un monde, quel plus grand pouvoir un homme pourrait-il détenir ?
— Qu’est-ce que le pouvoir, Monseigneur ? La fortune ? L’argent ne peut acheter que ce qui est à vendre. La force ? Il y a toujours le danger de voir se dresser une force supérieure qui écrase la vôtre. L’influence ? Elle est déterminée par le concours des circonstances. Le vrai pouvoir repose sur une seule chose : la faculté d’obliger les autres à agir comme vous le dictez. Une fois ce résultat atteint, le reste suivra. Mais un homme civilisé est rarement loyal dans le vrai sens du terme, Son esprit est distrait, ses énergies ne sont pas canalisées et se perdent dans un réseau d’idéaux contradictoires. Le défunt Propriétaire savait tout cela.
Montarg ne le savait que trop bien. Il se rappelait les longues conversations, les théories, la vaine envie de Chorzel quand il parlait d’autres cultures : comment un millier d’hommes étaient morts avec joie sur un mot de leur souverain ; comment de vieux chefs étaient enterrés avec cent guerriers qui s’étaient suicidés pour suivre leur suzerain dans la mort. Une loyauté de cette nature était chose rare.
— Il voulait être roi dans la plus juste acceptation, dit-il. S’asseoir sur un trône en sachant que le monde était à ses pieds.
— Et vous, Monseigneur ?
La tentation était irrésistible : siéger à la tribune dans l’arène, occuper le siège royal, exercer le pouvoir ultime. Il se souvint du rugissement de la foule et imagina à quoi il ressemblerait, non pas devant le spectacle de la mort, mais devant sa vivante présence. Posséder un monde, non de locataires et de déshérités, mais d’esclaves.
Il cilla, conscient du regard attentif du cyber, et du fait que son imagination s’était laissée entraîner sur des sentiers choisis par lui. Mais la tentation demeurait.
— Nous devrons en discuter, une fois que j’aurai hérité. Quelle est votre prédiction à ce sujet ?
— La probabilité que le Conseil reconnaisse vos droits est de quatre-vingt-neuf pour cent.
— Elle devrait être de cent pour cent.
— Ce serait alors une certitude, Monseigneur, et rien n’est jamais certain. Il existe toujours la possibilité d’un facteur inconnu, et toute prédiction doit en tenir compte. Et je dois vous avertir que ma prédiction est fondée sur ma connaissance actuelle de la situation. Si vous êtes au courant de quoi que-ce soit qui pourrait l’affecter, il serait sage de m’en informer.
Montarg jeta un regard sur les papiers soigneusement empilés sur le bureau, masse de rapports et de données associées, sans intérêt pour certaines, mais dont chaque parcelle avait une signification pour le cyber.
Il répondit sèchement :
— Vos propres sources d’informations me semblent adéquates.
Il y a un décalage temporel, Monseigneur, qu’il est impossible d’éviter. Peut-être en cette seconde même se produit-il un événement qui pourrait modifier complètement la valeur de ma prédiction. Un assassin s’apprêtant à vous tuer, par exemple. S’il y parvenait, comment pourriez-vous hériter ?
— Soupçonnez-vous une chose semblable ?
— L’ordre de probabilité est très faible, mais il existe quand même, et il faut le pendre en considération. Par conséquent, Monseigneur, si vous détenez n’importe quelle information récente, n’hésitez pas à m’en faire part.
— Selkas a fait preuve d’une activité peu coutumière. (Le ton de Montarg était maussade.) Qui aurait cru qu’il prendrait tant d’intérêt à l’affaire ? Episko est impossible à joindre, ses serviteurs ont dit qu’il était à la chasse, et Boghara exige ma promesse, si j’hérite, de fermer l’arène. Et Veruchia a un amant, ajouta-t-il, après réflexion. Un lutteur de l’arène.
— Un amant, Monseigneur ?
— Incroyable, n’est-ce pas ? Hier vous auriez affirmé que c’était impossible. Comme tous ceux qui la connaissent. Mais le fait est là, j’ai appris la nouvelle de ceux qui les ont vus ensemble, et il ne peut y avoir aucun doute. Ils ont dit qu’elle se comportait comme une fillette stupide. Probablement le récompense-t-elle ainsi de lui avoir fait gagner autant d’argent. (Son visage s’assombrit à ce souvenir.) Dumarest, reprit-il. Earl Dumarest. C’est un nom dont je me souviendrai.
— Il ne serait pas sage de mettre à exécution ce que vous avez en tête, Monseigneur.
— Pourquoi donc ? Veruchia m’a ridiculisé et lui enlever son amant serait une douce revanche.
— C’est un lutteur aguerri. Vous pourriez engager des assassins mais ceux-ci pourraient échouer, et on pourrait les faire parler. Je dois souligner la délicatesse des prédictions que je dois faire en ce moment, Monseigneur. De menus événements peuvent avoir des conséquences d’une portée incalculable, et pourraient facilement bouleverser le schéma actuel. Peut-être cela vous intéressera-t-il d’étudier certaines de mes extrapolations, basées sur différentes lignes de conduite suggérées par le défunt Propriétaire. Elles pourraient vous guider dans le choix de vos propres décisions.
Plus tard, quand Montarg sortit des appartements du cyber, il s’arrêta devant les ornements barbares, et des idées dorées lui tournaient la tête. Chorzel était plus retors qu’il ne l’avait soupçonné ; l’avenir dépeint par Surat était plein de promesses enivrantes.
Il laissa ses yeux errer sur les boucliers, les épées, les casques et les lances, les sculptures suggestives. À présent, tout cela ne lui paraissait plus aussi puéril.
*
**
Resté seul, Surat se tint un long moment debout près de son bureau puis s’assit pour permettre à son esprit d’assimiler les données nouvellement acquises. Montarg ne posait aucun problème ; cet homme était semblable à un enfant qui se laissait séduire par des jouets brillants, incapable de discerner la main qui lui tendait l’appât. On pouvait le diriger, l’influencer, lui faire suivre le chemin tracé par le Cyclan. Quand il deviendrait Propriétaire, il jouirait de tout l’apparat de l’autorité, mais le pouvoir réel, comme toujours, résiderait dans l’organisation dont Surat faisait partie.
Il appuya sur un bouton ; à l’acolyte qui entra dans la pièce, il dit :
— Un homme a combattu dans l’arène, hier. Son nom est Dumarest. Obtenez toutes les informations disponibles.
Le jeune homme s’inclina.
— Oui, maître.
— Sur-le-champ. Il s’agit d’une affaire urgente.
Il reporta son attention sur les papiers rangés sur son bureau, les parcourant avec la vitesse due à l’entraînement, assimilant mille bribes d’information que son cerveau, pendant qu’il lisait, mettait en corrélation pour former un tout. Les récoltes avaient été mauvaises dans la province de Tien, un raz de marée avait détruit un village sur la côte, on avait découvert des fissures en un point éloigné du sud. Dans la cité, un homme avait été tué, attaqué sans raison apparente, et son corps avait été cruellement dépecé au couteau. Deux nouvelles boutiques s’étaient ouvertes ; on y vendait des vêtements protecteurs. Le Conseil devait examiner une proposition de construction d’une nouvelle arène, plus vaste. On enregistrait un nombre croissant de défections parmi ceux qui entreprenaient des études supérieures. Les policiers revendiquaient une mobilité accrue et des salaires plus élevés.
Le communicateur bourdonna, et il appuya sur la touche. C’était l’acolyte qui faisait son rapport.
— Maître, le dénommé Dumarest est arrivé sur Dradea il y a cinq jours, il avait un crédit peu élevé et a tout dépensé pour payer son logement et une alimentation riche en protéines. Apparemment incapable de trouver un emploi lui convenant, il s’est porté volontaire pour combattre dans l’arène. À présent il réside chez la Haute Locataire Veruchia.
— Il faut le tenir sous surveillance. Occupez-vous-en.
— Maître.
Le visage juvénile mais déjà durci par la détermination s’effaça quand Surat coupa la communication. Un autre, presque son jumeau, se leva vers Surat quand celui-ci pénétra dans la chambre intérieure.
— Isolation maximum, ordonna-t-il.
Même le commandement ne parvenait pas à durcir la douce intonation de sa voix, mais ce n’était pas nécessaire.
— Aucune interruption de quelque nature qu’elle soit ne doit être permise.
L’acolyte sortit pour monter la garde devant la porte fermée, et Surat effleura l’épais bracelet qui entourait son poignet gauche. Le mécanisme libéra des forces invisibles, créant un champ impénétrable à tout système d’espionnage.
Étendu sur la couche étroite, il ferma les yeux et se concentra sur la formule Samatchazi. Le battement de son cœur se ralentit, sa respiration s’affaiblit, sa température baissa, comme s’il s’était endormi. Graduellement, il perdit tous les sens de la perception ; s’il avait ouvert les yeux, il aurait été aveugle. Il reposait, détaché de tout, isolé de la réalité extérieure ; seule demeurait vivante sa conscience individuelle, enfermée dans son crâne. C’était à ce moment seulement que les greffes d’éléments Homochon devenaient actives.
Surat entrait dans un monde nouveau.
Un univers d’arcs-en-ciel changeants, un kaléidoscope merveilleux de couleurs variées, cristallines, éclatant sans cesse en formations nouvelles, enchanteresses. Il lui semblait évoluer dans un labyrinthe de lumière, où des traits, des flèches et des arcs de couleur pure s’étiraient à l’infini, de tous côtés. Les surfaces se modifiaient, et il entrevoyait d’indicibles vérités, et tous les mystère$ de l’univers paraissaient sur le point de lui être révélés. Et les couleurs étaient vivantes, palpitantes d’intelligence et de conscience individuelle. Il était un avec elles, parmi elles, il partageait le gestalt universel et y contribuait, et sentait son ego s’élargir, en même temps qu’il servait à élargir celui des autres.
Et quelque part vers le centre de cet éblouissant complexe lumineux se trouvaient le cœur et le cerveau vivants du Cyclan. Enfouie sous des kilomètres de roche, l’intelligence centrale était le noyau d’où émanait cette puissance inouïe qui embrassait des mondes. Elle perçut sa présence mentale et absorba ses connaissances comme la lumière engloutit l’ombre. Rien d’aussi lent que la communication verbale, mais une communion mentale exprimée par des mots-transmission organique instantanée, en regard de laquelle même la vitesse de la supra-radio était peu de chose.
— Dumarest ! Sur Dradea ?
Affirmation.
— Incroyable que les prédictions antérieures aient pu être à ce point inexactes. Aucun doute n’est-il possible ?
Négation.
— Il reste la possibilité d’une erreur. Jusqu’à ce que cela soit résolu, accordez-lui toute votre attention. L’importance de cet homme ne peut être surestimée. Toutes les précautions doivent être prises. Tenez-moi au courant.
Approbation.
— Accélérez nos plans en ce qui concerne le nouveau Propriétaire. Temps imparti pour exécution réduit d’un quart.
Une question.
— En aucune circonstance. Vous serez tenu personnellement pour responsable.
Ce fut tout.
Le reste n’était qu’extase, ivresse mentale, tout ce qu’un cyber pouvait jamais connaître de plus proche du plaisir sensuel.
Toujours, après la communication, pendant que les éléments Homochon greffés retombaient dans la quiétude et que la machinerie organique commençait à se réassocier à l’esprit, venait la période de la révélation suprême. Surat dérivait dans l’infini des limbes, percevant des souvenirs étrangers, des situations qu’il n’avait pas connues, captant brièvement des pensées fantastiques, découvrant des environnements insolites : des parcelles du trop-plein d’autres esprits, des résidus de puissantes intelligences, captés et retransmis par l’énergie de l’intelligence centrale, ce vaste complexe cybernétique où résidait tout le pouvoir du Cyclan.
Un jour, il en ferait partie.
Il se redressa, pleinement conscient, ouvrant les yeux sur les motifs éclatants que le soleil dessinait au plafond, traçant en ombres et en lumière symétriques les lignes de son propre avenir. Son corps allait vieillir et mourir, mais son cerveau serait récupéré et incorporé à l’intelligence centrale, pour y demeurer, vivant et conscient, jusqu’à la fin des temps. Il deviendrait une part d’un être supérieur, d’un complexe massif de cerveaux actifs, partageant sans cesse l’expérience du gestalt qu’il venait de connaître.
Sa récompense. La récompense de chaque cyber s’il obéissait et s’il n’échouait pas.
Elle était jeune et souple, et pleine de passion. Elle était venue à lui avec ardeur, avec intensité, rejetant toute réserve. Dans l’obscurité, la résille d’ébène qui la couvrait était invisible ; à la lumière du jour, cela ne lui ajoutait que plus de beauté à ses yeux.
— Amour !
Elle se collait à lui, tandis que l’eau ruisselait sur leurs têtes, partageant la douche comme ils avaient partagé tout le reste.
— Earl, tu es le plus merveilleux des hommes !
Elle se blottit contre lui pendant qu’il caressait sa crinière bicolore. Du doigt, elle suivit la mince cicatrice sur son torse.
— Tu es marqué, toi aussi. Nous avons beaucoup en commun.
— Est-ce que cela t’ennuie ?
Il sourit au visage levé vers lui ; il aimait sa façon de plisser les yeux sous l’impact de l’eau.
— Que tu portes une cicatrice ? Bien sûr que non. (Elle baissa la tête et dit, la bouche contre sa poitrine, d’une voix assourdie :) Earl, ce n’était pas une simple fringale ? Je veux dire, tu n’es pas resté avec moi simplement parce que j’étais une femme ?
— Non.
— Je te crois. Je veux te croire. Mais par-dessus tout je veux la vérité. Tu ne dois pas avoir peur de me la dire. Je préfère savoir que deviner et puis, les hommes agissent comme ça, non ? Je veux dire, ils ont des relations avec une femme, sans y attacher d’importance. Est-ce que cela t’arrive ?
— Oui, mais cette fois c’est différent.
— Tu savais que c’était ce que je voulais entendre. (Elle ferma le robinet et un souffle d’air chaud et parfumé sécha leurs corps.) Tu es bon, Earl, gentil et merveilleusement compréhensif. Tu penses sans doute que je parle et agis comme une idiote. Ma foi, je le suis peut-être, mais c’était la première fois et je n’avais jamais éprouvé cela auparavant.
« Heureuse, pensa-t-elle. Oui, ce doit être cela, le bonheur. Se sentir toute douce et romantique et pleinement vivante. Une femme qui aime et est aimée en retour. S’il l’aimait réellement. S’il ne s’était pas simplement servi d’elle. » Fermement, elle chassa ces pensées. Elles étaient destructrices et n’avaient pas leur place dans le présent.
Elle leva les bras et les noua autour de son cou, se pressa contre lui et lui baisa les lèvres. Si c’était de la folie, que la folie soit reine. Le bourdonnement du vidéophone lui sembla venir de très loin.
— Zut !
Elle eut envie de le laisser sonner, mais le bruit avait quelque chose d’impérieux.
— Je ferais mieux de répondre, c’est peut-être important. Ne disparais pas pendant ce temps. Promis ?
Dumarest sourit tandis qu’elle sortait en courant. Une fois sec, il commença à se rhabiller ; il ajustait sa tunique quand elle revint.
— C’était Selkas, il sera ici dans un instant. (Nue, elle franchit la distance qui les séparait.) Je ne sais pas ce qu’il va penser en te voyant ici. Il va probablement me traiter de tous les noms et ne plus vouloir me voir.
— Non, dit Dumarest. Il ne fera pas cela.
— Je suppose que non. Je ne crois pas que j’arriverais à le choquer, même en faisant tout ce que je peux pour cela. (Elle s’étira et se contempla.) Tu sais, si quelqu’un m’avait dit hier que je me retrouverais dans cette tenue devant un homme, je l’aurais traité de menteur. Mais ça semble tellement naturel, Earl ?
— Tu ferais mieux de t’habiller.
— Mais, Earl…
— Et vite.
Il avait perçu la tension dans sa voix.
— Oui.
Elle se mordit la lèvre, consciente d’avoir frôlé le danger. Elle avait failli lui demander de lui répéter son amour.
— Oui, je suppose. Selkas sera bientôt ici et il y a beaucoup à faire avant de nous rendre à la réunion du Conseil. Déjeune si tu veux. Mais ne prépare rien pour moi, je suis trop énervée pour manger.
— Tu vas manger.
— Tu me houspilles, Earl ?
— Je te donne un conseil. Un estomac vide n’est bénéfique à personne. Mange pendant que tu le peux. (Il sourit.) C’est la philosophie du voyageur, et c’est une bonne règle de vie quand on ne peut jamais savoir d’où l’on tirera son prochain repas. À présent, habille-toi, pendant que je prépare quelque chose.
Selkas arriva alors que Dumarest débarrassait la table. Il le suivit dans la cuisine et l’observa tandis qu’il jetait les assiettes sales.
— Veruchia ?
— Dans son bureau. Seule.
— Bien. Elle a beaucoup à faire et peu de temps devant elle.
Selkas se servit une tasse de tisane.
— Quelque chose à signaler ?
Dumarest secoua négativement la tête. Elle était restée un moment assise, silencieuse, après la communication d’Hamane, puis s’était rendue dans son bureau. Plus tard, alors qu’il la croyait endormie, elle était venue à lui. Il se rappela sa tension initiale, sa façon de s’accrocher à lui comme pour prendre de la force. Une femme apeurée et qui avaient besoin de retrouver confiance en elle-même.
— Bien. (Selkas dégustait sa tisane.) Vous êtes un homme aux talents multiples, fit-il, songeur. Vous luttez, vous cuisinez, vous pouvez jouer les domestiques. Et il semble que les femmes vous trouvent très séduisant. Shamar m’a appelé, tôt ce matin. Elle voulait savoir si je pouvais user de mon influence pour vous persuader d’entrer à son service. Naturellement, je lui ai dit que vous n’étiez pas disponible. Mais je soupçonne que son appel avait surtout pour but de m’informer que tout le monde savait que vous aviez passé la nuit ici.
— Vous y voyez une objection ?
— Certes non. Veruchia peut agir comme bon lui semble. En fait je dois vous féliciter pour avoir si adroitement rempli votre mission. De quelle autre façon pourriez-vous veiller sur elle si besoin était ? Mais si Shamar me l’a dit, elle a dû le dire à d’autres. Vous devez redoubler de vigilance pour la protéger.
— La protéger de quoi ? (Dumarest considéra la cuisine modestement équipée.) Une femme seule, sans grandes ressources, apparemment sans position, qui peut vouloir lui nuire ?
Selkas arqua les sourcils.
— Vous ne savez pas ? Elle ne vous a pas dit ?
— Non. Je peux comprendre qu’elle soit blessée par des remarques sadiques, mais le premier fier-à-bras venu pourrait empêcher cela. Vous m’avez promis des gages élevés et je présume que vous aviez une raison pour cela. Mais elle m’échappe.
— Il y a deux héritiers pour une même fortune, et l’un d’eux est ambitieux. Cela vous suffit-il ?
— Peut-être, si la fortune est assez considérable. Et si l’héritier ambitieux est sûr de s’approprier la part de l’autre. Est-ce une grande fortune ?
— Très grande. (Selkas reposa sa tasse ; il avait à peine touché à la tisane.) La totalité de ce monde, en fait. Veruchia risque d’hériter de Dradea tout entier.
*
**
Ils glissaient au-dessus de la ville dans le radeau antigrav, qui se propulsait sans heurts dans l’air immobile ; sous eux, une masse confuse de rues et de maisons, d’immeubles commerciaux, d’usines, et la gueule ouverte de l’arène, comme une plaie béante. Au-delà, des fermes proprettes, la campagne ondulée de collines sur l’horizon. Un monde agréable aux possibilités formidables – et elle avait une chance de le gagner.
Dumarest la contempla, appuyée contre les coussins. Elle avait changé, s’était refermée sur elle-même, son visage était un masque empreint d’une froide résolution. Pas étonnant qu’elle ait eu besoin de force. Il espérait lui en avoir donné.
— Nous allons être en retard, dit Selkas. Peu importe. Nous pouvons nous permettre une petite impolitesse, si cela nous procure une entrée réussie.
D’autres avaient eu la même idée. Un radeau se posa quelques secondes après le leur, et Montarg se dirigea vers eux. Il souriait.
— Veruchia, ma chère, quel plaisir de vous voir. Vous avez bonne mine. Le remède que vous avez pris cette nuit semble vous réussir. Vous devriez en prendre plus souvent.
Selkas intervint :
— Assez, Montarg.
— La vérité vous déplaît ? Ma foi, je n’y peux rien. Je suis content de voir que Veruchia a suivi mon conseil et mis un homme clans son lit. Elle a eu de la chance d’en trouver un qui soit disposé à coopérer. Mais, des goûts et des couleurs…
Dumarest fit un pas en avant.
— Vous allez faire vos excuses. Immédiatement.
— Mes excuses ? À vous ?
— À dame Veruchia.
— Et si je refuse ?
Les yeux de Montarg reflétaient sa rage.
— Vous avez des traits réguliers. Ce serait dommage de les abîmer, mais si vous ne vous excusez pas, je verrai la couleur de votre sang.
Selkas ajouta :
— Il veut dire par là qu’il vous cassera le nez, Montarg. Je suis sûr qu’il le fera. Si j’étais vous, je présenterais mes excuses. Après tout, la remarque était de fort mauvais goût.
— Vous demandez au nouveau Propriétaire de s’excuser devant un chien d’arène ?
— Vous n’êtes pas encore Propriétaire, Montarg. Et les excuses sont pour Veruchia, pas pour Dumarest.
Il ne s’excuserait pas. Dumarest le comprit et il se rapprocha davantage tandis que les doigts de Montarg se crispaient sur sa manche. S’il sortait une arme, il agirait aussitôt, serrant le poignet de Montarg d’une main, le frappant à la gorge de l’autre.
— C’est sans importance, Earl. (Veruchia posa une main sur son bras.) Je suis habituée aux plaisanteries de Montarg. Et ce n’est pas le moment de se quereller, le Conseil attend.
Ils étaient assis à une longue table, les Hauts Locataires de Dradea, hommes et femmes, tous solennels comme il convenait à cette occasion. Dumarest les étudia en prenant place dans la galerie réservée au public. À côté de lui un négociant grassouillet suçait un bonbon avec délectation, à grand bruit.
— C’est le truc le plus important auquel j’aie jamais assisté, chuchota-t-il, Chorzel régnait depuis si longtemps que je ne pensais plus que cela pouvait arriver. Vous vous intéressez à la politique ?
— Je croyais qu’il ne s’agissait que d’une formalité.
— Normalement, oui. Un homme meurt, son héritier hérite, mais ce n’est pas aussi simple que cela. Chorzel n’avait pas d’enfants, et il revient au Conseil de départager les aspirants. (Il fourra un autre bonbon dans sa bouche.) Êtes-vous homme à faire des paris !
Dumarest sourit.
— Il m’arrive de jouer.
— Deux contre un sur Montarg. C’est d’accord ?
— Pensez-vous qu’il l’emportera ?
— J’espère que non, mais je crains que oui. (L’homme tendit le cou par-dessus la balustrade, tandis qu’un huissier réclamait le silence.) Eh bien, c’est parti.
Andréas était le Président. Il se leva, vieillard vêtu de sombre, et sa voix sèche résonna dans la salle :
— Le Conseil s’est réuni à la demande de Selkas. Y a-t-il des objections ?
C’était purement rituel ; nul ne pouvait vraisemblablement formuler d’objection.
— Chorzel est mort. Dradea n’a plus de Propriétaire. La planète demeurera sous la tutelle du Conseil jusqu’à ce que nous ayons établi qui est l’héritier légitime.
Un homme interrogea :
— N’y a-t-il aucun doute sur sa mort ?
Toujours le rituel, mais il fallait suivre les procédures normales.
— Aucun. Le docteur Hamane et trois autres médecins ont déposé un témoignage sous serment, et le cadavre a été examiné par sept membres de cette assemblée. Leurs noms et leurs déclarations ont été enregistrés. (Il s’interrompit et but une gorgée d’eau.) Nous nous trouvons devant une situation saris précédent. Chorzel est mort sans laisser d’enfants. Il était l’aîné de trois frères et avait hérité de la manière normale. Ses deux frères, des jumeaux, ont eu chacun un enfant, Veruchia et Montarg. Chacun d’eux prétend à l’héritage.
Nonchalamment appuyée dans un fauteuil au bout de la longue table, Shamar déclara :
— Mais l’un des deux doit y avoir meilleur droit ?
— C’est pour déterminer cela que nous sommes ici. Montarg ?
Il se leva, grand, arrogant, des bijoux chatoyant à ses doigts et son cou.
— Comme mon père et celui de Veruchia étaient jumeaux, la question de préséance ne se pose pas. Cependant j’ai un an de plus qu’elle et donc prétends à juste titre à l’héritage.
— Veruchia ?
— En admettant que Montarg soit mon aîné, je n’en garde pas moins la priorité : Ma mère descendait en droite ligne du Premier Propriétaire.
— C’est un mensonge !
— Montarg ? (La main d’Andréas s’abattit sur la table.) Comment osez-vous élever la voix en plein Conseil ?
— Je persiste à dire que c’est un mensonge. Lisa était de la famille Chron. Chacun sait que le nom du Premier Propriétaire était Dikarn. (Il eut un haussement d’épaules plein de mépris.) Pour qu’elle doive s’appuyer sur une chose aussi fausse, il faut que ses prétentions soient bien mal fondées.
— C’est faux. (Pezia se leva.) Chron était le Premier Propriétaire. Si sa mère en descendait directement, l’affaire est entendue. Veruchia devrait être la nouvelle Propriétaire de Dradea.
— Dikarn était le Premier !
— Non, Chron !
Dumarest entendit le gros marchand émettre un petit sifflement, tandis qu’une tempête s’élevait dans la salle.
— Eh bien, c’est pire que dans l’arène. Quand je raconterai ça à ma femme ! Vous voyez Montarg ? Si on pouvait tuer du regard, Veruchia serait morte. Quelle bagarre !
— Je ne comprends pas. De quoi s’agit-il ?
— C’est un vieux débat, mais je n’aurais jamais cru qu’on en arrive là. Quand le Premier Vaisseau se posa, son Possesseur, naturellement, revendiqua la planète comme sa propriété. La plupart des gens pensent que son nom était Dikarn, et chaque Propriétaire depuis lors a réclamé l’héritage au titre de descendant direct. Normal, mais il existe une forte rumeur selon laquelle Dikarn n’était pas du tout le vrai Propriétaire, mais qu’il s’agissait en fait de Chron. Jusqu’à présent cela n’avait guère eu d’importance car personne ne s’était trouvé en position d’en tirer argument. Si Chorzel avait eu un enfant, par exemple, rien de tout cela ne serait arrivé. Mais il n’en avait pas, et Montarg et Veruchia se disputent le titre. Il est l’aîné, mais beaucoup de gens préféreraient que ce soit Veruchia qui hérite. Et comme le jeu est serré, ils font de leur mieux pour qu’il en soit ainsi.
— Pensez-vous qu’elle gagnera ?
— J’en doute. Montarg a l’avantage. Il n’est pas aimé, mais nul ne peut contester ses droits. Et vous savez comment cela se passe, il y en a toujours pour se mettre du côté du vainqueur. (Il grogna, tandis que les clameurs s’éteignaient :) J’espère qu’elle va l’emporter.
Andréas se leva de son fauteuil de président. Il tremblait de colère et sa voix exprimait son dégoût :
— Depuis que je suis Président, jamais encore je n’avais assisté à un spectacle pareil à celui dont je viens d’être le témoin forcé. Vous êtes les Hauts Locataires de Dradea et, pour l’instant, les gardiens des intérêts de ce monde. L’affaire que nous avons à trancher est trop grave pour permettre un comportement aussi émotionnel.
Montarg jeta sèchement :
— Nous pouvons nous passer de vos discours. J’exige que mes droits soient reconnus.
— Montarg s’oublie. (Selkas, debout, parlait d’une voix mielleuse.) Il n’est pas encore Propriétaire et, je serai franc, j’espère qu’il ne le sera jamais. Sa conduite devant cette assemblée laisse beaucoup à désirer. D’autre part, Veruchia a fait preuve de son sang-froid face aux pires provocations. Comme elle peut justifier d’une descendance en droite ligne par sa mère du Premier Propriétaire, je suggère que nous la proclamions héritière.
Il fit des yeux le tour de la table. Était-ce le moment ? Il n’y en aurait jamais de meilleur.
— Allons-nous procéder au vote ?
— Je proteste ! (Montarg fut prompt à sentir le danger.) Selkas joue sur les émotions des personnes présentes. Le droit à l’héritage ne se fonde pas sur la popularité mais sur les faits. Et les faits sont de mon côté. Je suis l’aîné. Je dois hériter.
— Mais si sa mère descendait bien de Chron, c’est à elle que revient le titre.
Montarg ricana.
— Si ? Avez-vous aucune preuve que Chron soit autre chose qu’une légende ? Allons-nous accorder de la valeur au folklore ?
— Je puis le prouver, répliqua Veruchia. Donnez-moi le temps, et je le prouverai.
Andréas se décontracta. Jusque-là, il avait été tendu, craignant de passer au vote, sachant que, si le Conseil n’était pas unanime, cette décision ne pourrait entraîner que des troubles. Une fois déjà, il y avait plus d’un siècle, on avait frôlé la guerre civile. Un frère cadet avait monté une cabale, et seule la rapide intervention d’un tueur à gages avait évité le danger. Mais la jeune fille venait de lui indiquer une issue.
— Nous nous sommes laissés emporter, dit-il et, avec un regard aigu à l’adresse de Montarg. Je n’ai pas l’intention de prononcer un discours. Cependant, par souci de justice envers les deux prétendants et pour le bien de Dradea, je décrète l’ajournement de cette assemblée pour une période de cent jours. Si Veruchia ne peut fournir la preuve qu’elle est la descendante directe du Premier Propriétaire, c’est Montarg qui héritera. (Sa main retomba lourdement sur la table.) La séance est levée.
*
**
Selkas dit :
— Les choses ont mal tourné, Earl. À présent, Veruchia a plus que jamais besoin de protection.
— Vous redoutez un assassinat ?
Dumarest eut un regard vers la porte fermée du bureau. Elle avait gardé le silence durant tout le trajet du retour et, à peine arrivée, s’était précipitée dans cette pièce. « Pour pleurer, pensa-t-il, pour trouver un soulagement dans ce remède féminin, les larmes. »
— Montarg ? Mais on peut être deux à ce jeu.
— Ça ne servirait à rien. Montarg a un enfant, et c’est lui qui hériterait.
— Le Conseil le permettrait-il en cas de décès de Veruchia ?
— Ils n’auraient guère le choix, il faut la surveiller de près et sans relâche. Il sera préférable qu’elle quitte la planète. Accepteriez-vous de voyager avec elle, Earl ?
— Rien ne me retient sur Dradea.
— Je suppose que non. Eh bien, voyons si elle est d’accord.
Elle ne pleurait pas. Elle était assise à son bureau, derrière un amas de papiers, étudiant des graphiques et des écrits, sourcils froncés.
— Selkas, servez-vous donc un alcool. Vous aussi, Earl. (Elle accepta le verre qu’il lui mit dans la main.) Cent jours. Ce n’est pas long.
— Cela passera vite. (Selkas regarda les papiers.) Vous faites du rangement, Veruchia ? C’est aussi bien. Inutile de laisser du désordre derrière soi, quand on s’en va.
— Quand on s’en va ?
— Je crois préférable que vous preniez un vaisseau vers quelque autre monde.
— Pourquoi ?
— Vous ne pouvez hériter. Je sais que beaucoup de membres du Conseil sont avec vous, mais Montarg est dans son bon droit. J’avais espéré que vos revendications trouvent une plus large créance, mais vous avez vu comment les choses ont tourné. Andréas a fait de son mieux, mais le Conseil ne peut être ajourné à une période de plus de cent jours. Montarg sera le nouveau Propriétaire passé ce délai.
— Je ne pars pas. Et Montarg n’héritera pas. Si je peux réunir les preuves nécessaires.
— Existent-elles ?
— Peut-être pas, avoua-t-elle. Mais j’en ai la certitude. Il ne nous reste qu’à les découvrir.
Selkas plissa le front.
— Où cela ?
— Dans le Premier Vaisseau.
Il émit un faible bruit, quelque chose à mi-chemin du soupir et du grognement, un son où se mêlaient la pitié et l’incrédulité.
— Veruchia, parlez-vous sérieusement ? Espérez-vous honnêtement parvenir à localiser et à exhumer ce vieux bâtiment ? Si tant est qu’il existe. Ma fille, c’est parfaitement insensé.
— Vous parlez sans réfléchir, Selkas. Nous avons colonisé ce monde, exact ? Nous avons dû venir ici à bord d’un vaisseau, exact ? Ce vaisseau est censé se trouver toujours sur Dradea, exact ? Bon, à présent donnez-moi une seule raison valable pour que nous ne puissions pas le trouver ?
— Parce qu’il est perdu. Parce que nul ne sait où il peut être.
Dumarest s’introduit dans la discussion :
— S’il n’était pas perdu, on n’aurait pas besoin de le trouver.
Selkas ignora cette intervention. Il posa son verre et se mit à marcher de long en large, le visage soucieux.
— Veruchia, c’est de la folie. Mis à part toute autre considération, vous n’avez pas le temps de fouiller la planète pour découvrir une chose si petite. Ensuite, vous n’avez pas l’argent nécessaire.
— Je l’aurai, quand Montarg aura payé ce qu’il me doit. Et vous me jugez mal. Je travaille là-dessus depuis des années. J’ai une bonne idée de l’endroit où le vaisseau doit se trouver.
Dans un froissement de papier, elle sortit vivement des cartes d’un tiroir et les jeta sur le bureau. Elles étaient couvertes de petites marques, des croix et des quadrillages en rouge et noir, des cercles et des carrés.
— Voici les endroits que j’ai déjà recensés. D’anciens établissements coloniaux, en grande partie, quelques dépôts de détritus et un petit nombre d’exploitations abandonnées. Ceci est un gisement de fer et ceci une rivière souterraine. J’ai essayé de retracer le chemin suivi par les premiers colons. Nous savons qu’il y eut une cité dans le nord, et qu’elle est à présent recouverte par les glaces. Le climat se modifie sans cesse, et il y avait, il y a toujours, une activité volcanique considérable.
— Eh bien ?
— Essayons d’imaginer ce qui a dû se passer. Le Premier Vaisseau se pose ; comme nous le savons, les temps étaient difficiles. Les colons doivent prendre des mesures pour leur survie, choisir un endroit où bâtir et ainsi de suite. Après une génération environ, le vaisseau a dû perdre de son importance. Puis quelque chose est survenu, un tremblement de terre, peut-être. Les gens doivent partir et recommencer de zéro. Au bout d’un certain temps, ils ont dû oublier l’emplacement du vaisseau. Combien de temps, Selkas, faut-il aux souvenirs pour s’effacer ? Trois cents ans, cinq cents, mille ?
Elle regarda Dumarest, qui ne fit aucun commentaire.
— Qu’en pensez-vous, Earl ? Vous avez perdu une planète ; est-il si bizarre qu’une planète puisse perdre un vaisseau ?
— Non, Veruchia.
Je pense le retrouver, affirma-t-elle. Je le sais, et à l’intérieur je découvrirai la preuve dont j’ai besoin pour hériter de ce monde.
— Vous ne pouvez en être sûre, Veruchia. (Selkas cessa son va-et-vient.) Vous vous raccrochez à un rêve. Vous allez dilapider une fortune et vous retrouver sans rien.
— Earl ?
Elle quitta sa place et vint vers lui, s’arrêta, posa les mains sur sa poitrine.
— Conseillez-moi, Earl. Vous passez votre vie à chercher un monde oublié. Moi, je veux passer cent jours à chercher un vaisseau. Vous jouez votre vie pour un peu d’argent. Moi, je veux miser un peu d’argent pour gagner en retour une planète entière. Ai-je tort ?
Les chances étaient égales, et il avait trop souvent joué pour ne pas avoir dans le sang le goût du jeu. Mais ce n’était pas à lui de guider sa décision.
— Vous devez faire ce que vous croyez juste, Veruchia.
— Je fais ce que je dois faire. (Si elle était déçue du peu de soutien qu’il lui apportait, elle n’en laissa rien paraître.) Je ne crois pas que Montarg soit bénéfique à ce monde, et je ne crois pas que les honnêtes gens aient envie de voir ce qu’il en fera. Peut-être puis-je l’empêcher, en tout cas je dois essayer. M’aiderez-vous, Selkas ?
Il avait retrouvé toute son urbanité. En souriant, il reprit son verre.
— Comment puis-je refuser ? Je veillerai à ce que Montarg s’acquitte de sa dette, et ferai tout ce que vous demanderez.
— Et vous, Earl ?
Ses yeux l’imploraient, et, comme il hésitait, une douleur assombrit leur éclat. En femme qu’elle était, elle ne pouvait imaginer qu’une seule raison à cette indécision.
— Je suis désolée. Il semble que j’en demande trop.
— Ce n’est pas ça. Je n’avais pas l’intention de demeurer longtemps sur Dradea et je devrais reprendre ma route.
S’embarquer, partir vers un autre monde pour y gagner de quoi payer un nouveau passage, partir encore pour se perdre parmi les étoiles et poursuivre sa quête du monde qu’il lui fallait retrouver. Mais jamais elle ne pourrait comprendre cela. Il vit sa main esquisser un geste pour toucher son visage, puis retomber avec un effort conscient.
— Veruchia.
Il saisit la main et la pressa, ses doigts s’enfoncèrent avec force dans la chair.
— Venez avec moi. Suivez le conseil de Selkas. Il y a un millier de mondes où l’on peut trouver le bonheur.
— Earl !
L’espace d’un moment, elle fléchit, puis, clignant des yeux pour en chasser les larmes naissantes, secoua fermement la tête.
— Vous ne saurez jamais le prix que j’attache à ce que vous venez de dire. Mais je ne peux pas, Earl. Pas encore. Pas avant d’avoir essayé de retrouver le Premier Vaisseau. Un monde, Earl. Une planète entière à partager si je gagne et cent jours perdus si j’échoue. (Et avec calme, elle ajouta :) C’est un très vieil appareil, Earl. Très ancien. Qui sait ce qu’il peut renfermer ? Peut-être quelque chose qui pourrait vous aider. Des renseignements sur l’endroit que vous cherchez.
Des cartes de navigation antiques, avec des coordonnées basées sur un système différent de celui en vigueur à présent ; le centre de la galaxie pouvait ne pas avoir toujours été le point déterminant. Des tables emportées, si la légende contenait quelque vérité, par les hommes qui avaient été les premiers à se lancer à la conquête des étoiles : ces tables lui indiqueraient exactement la position de Terre.
C’était un pari, mais il devait le risquer. Comme Veruchia, il n’avait rien à perdre.